Après une introduction succincte à l’histoire du collectionnisme en Occident[i], il semble intéressant de se pencher à présent sur une figure singulière de collectionneur. En l’occurrence, c’est l’occasion de mettre à l’honneur une famille entière de collectionneurs en écho à l’actualité muséographique de l’heure. Le musée national des beaux-arts de Québec propose en ce moment de découvrir l’une de plus remarquables collections privées d’art canadien, celle de la famille Sobey. Qui sont les Sobey et en quoi leur collection est-elle remarquable ? Ce sont bien sûr les deux questions sur lesquelles ce document va tenter de vous éclairer.
Histoire d’une réussite entrepreneuriale, à l’échelle locale puis nationale
Les Sobey sont connus du monde de l’entreprise. Leur histoire ressemble à celle d’autres entrepreneurs du siècle dernier qui ont contribué au développement économique du Canada. À l’origine de l’aventure se trouve la modeste entreprise de John William Sobey (1869-1949) en Nouvelle-Écosse. Le père de John William, William (1833-1910) fait partie des British Royal Engineers basés à Halifax lorsqu’il rencontre Janet MacIntosh (1837-1910), originaire du comté de Pictou. Après un séjour en Angleterre où naît John Williams, le sergent William est affecté aux Bermudes ; la famille, qui compte à présent six enfants[ii], revient s’installer près de la patrie de Janet, en 1876, à Lyons Brook. Au début du XXe siècle, John William épouse Eliza Creighton (1871-1960), une enseignante de la localité voisine, dont la famille est originaire d’Écosse comme celle de sa belle-mère. Le couple s’installe à Stellarton, une ville du bassin minier de Pictou, et John William développe son propre commerce en achetant du bétail aux fermiers locaux pour le revendre et le livrer, sous forme de viande prête à la consommation, à ses clients.
L’aventure va se poursuivre et prendre racine avec les générations suivantes. En 1912, le commerce de John William prend pignon sur rue à Stellarton. En 1924, le fils de John William et Eliza, Frank Hoyse Sobey (1902-1985), va convaincre son père de diversifier encore davantage son activité commerciale, en proposant à la vente une variété de produits locaux, issus de la culture maraîchère, laitière et de la pêche et des denrées alimentaires courantes comme plus exotiques. Après seulement quinze ans, l’expansion est déjà au rendez-vous : le comté de Pictou et ses environs comptent six magasins. Le flair entrepreneurial de Frank va tirer profit de la croissance d’après-guerre pour ouvrir le premier « Sobey’s groceteria », un supermarché aux allures modernes. Les trois fils de Frank et de son épouse, Irene MacDonald (1904-1983), William Macdonald ‘Bill’ (1927-1989), David (1931-2023) et Donald Creighton Rae (1934-2021) vont se joindre progressivement à la gestion de l’entreprise familiale. En 1971, Frank se retire des affaires pour céder sa place à la nouvelle génération à la tête de l’Empire Company Limited. Des supermarchés s’ouvrent en Ontario dans les années 1980. En 1989, Rob, le fils de Donald et Beth Sobey, entre au service de l’entreprise. Au tournant du XXIe siècle, Empire est devenue une entreprise cotée en bourse – depuis 1959 -, et étendue à l’échelle pan-nationale par maints rachats de sociétés, avec un chiffre d’affaires de plusieurs billions de dollars et un parc immobilier de plus de 1 500 magasins à travers le Canada[iii].
Une passion pour l’art de génération en génération
La troisième génération de Sobey installée au Canada, Frank et Irene, a développé une passion pour la collection d’art. Son intérêt s’est porté essentiellement sur l’art canadien, de ses débuts au XIXe siècle à l’actualité artistique. Cette passion s’est transmise au fils Donald, qui a continué par ses acquisitions à enrichir la collection familiale. Donald est aussi à l’origine de la création du Sobey Art Award, en 2002. Cette récompense prestigieuse est décernée annuellement à un artiste contemporain émergent. C’est à présent Rob, le fils de Donald et de Beth Sobey, qui supervise l’engagement philanthropique familial dans les arts canadiens. Comme leur société, les collections des Sobey comptent à présent des créations d’origine pancanadienne, suivant le large spectre chronologique amorcé dès les débuts de la collection initiale.
Bon nombre des œuvres acquises par le couple d’amateurs Frank et Irene sont aujourd’hui réparties dans les collections des générations suivantes. Cependant, une part importante de leur collection initiale est habituellement conservée et exposée à la Sobey Art Foundation, à Crombie House, leur ancienne demeure sise à Abercrombie, en Nouvelle-Écosse. L’exposition ‘Générations, la famille Sobey et l’art canadien’ rassemble des œuvres parmi ces provenances – collections familiales et Crombie House – et d’autres, offertes par la famille à des établissements publics. Elle est présentée à Québec, après l’avoir été à Kleinburg (Ontario), St. John’s (Terre-Neuve), Edmonton (Alberta), Charlottetown (Ile du Prince Edward) et Halifax (Nouvelle-Écosse).
Un goût pour la peinture canadienne
Les Sobey ont acquis des œuvres de quelques maîtres anciens du paysage. On compte ainsi dans leurs collections plusieurs tableaux de Cornelius Krieghoff (1815-1872).
Commencée à Amsterdam, la vie du peintre s’est déroulée entre deux continents. Après une introduction à la musique et à la peinture dans sa propre famille, le jeune Krieghoff part pour l’Allemagne où il acquiert sa formation artistique. Il semble avoir sillonné l’Europe avant de partir pour New York, où il sert dans l’armée américaine comme artiste de 1837 à 1840. Avec son épouse d’origine canadienne française, rencontrée à New York, il s’installe à Montréal, après un passage initial par Toronto, puis à Québec en 1854. Le peintre se spécialise dans les scènes de genre et les paysages locaux ; il est rapidement devenu le peintre de la vie quotidienne au Canada. Il retourne vraisemblablement en Europe après quelque vingt-cinq ans de vie sur le continent nord-américain, pour revenir en 1872, année de son décès[iv].
Les Sobey se sont vraisemblablement intéressés à Krieghoff au titre de maître ancien du paysage canadien ; la démarche est similaire pour d’autres maîtres qui figurent le paysage indigène. De souche irlandaise, John O’Brien (1831-1891) a grandi à Halifax où il s’est formé en autodidacte, par la copie, comme peintre d’enseignes et portraitiste de navires. Grâce au soutien de mécènes locaux, O’Brien a pu se former en Europe en 1857, en particulier auprès du peintre de marine londonien John Wilson Carmichael (1800-1868). De retour à Halifax, il exerce comme peintre de marines. Il assiste également le photographe Wellington Chase, l’un des premiers de ce côté de l’Atlantique à réaliser des daguerréotypes, l’ancêtre de la photographie mis au point en France en 1839[v]. Les aquarelles de Frederick B. Nichols (1824- c.1906) font figures d’exception au sein des collections des Sobey, qui affectionnent davantage les huiles sur toile. L’Américain Nichols, originaire du Connecticut, est l’un des premiers artistes allochtones à figurer les paysages de la Nouvelle-Écosse[vi]. Ses aquarelles reflètent, avec les marines d’O’Brien et les scènes de genre de Krieghoff, un attachement des premiers artistes du jeune pays aux traditions picturales européennes, en particulier britanniques et hollandaises.
Les collections des Sobeys comportent de nombreuses œuvres appartenant à deux périodes phares de l’art du paysage au Canada : celle des peintres impressionnistes et celle du Groupe des Sept. Principalement originaires du Québec, les Impressionnistes canadiens ont marché dans les pas de leurs prédécesseurs français, y compris au sens propre du terme d’un point de vue géographique, tout en adaptant l’esthétique de leurs œuvres et leur technique à la spécificité du paysage canadien. On retrouve dans les collections Sobey plus particulièrement des œuvres de Maurice Cullen (1866-1934), de Clarence Gagnon (1881-1942), de James Wilson Morrice (1865-1924) et de Marc-Aurèle de Foy Suzor-Côté (1869-1937). Dans une esthétique qui tire en partie sa source dans l’Impressionnisme[vii], les œuvres des paysagistes du Groupe des Sept[viii] ont célébré la splendeur des paysages rustiques de tout le Canada, surtout ceux des Rocheuses, des lacs ontariens et des Maritimes. Ces peintres d’une même génération (nés dans les années 1880), au seuil d’un nouveau siècle lorsqu’ils débutent leur carrière, ont eu comme point d’ancrage la ville de Toronto, où s’opérait leur sociabilité orientée autour de débats sur les spécificités d’un art national. Ils ont exploré, à travers leurs œuvres, la ‘modernité’ du paysage canadien. Le Groupe gravite également autour d’autres paysagistes contemporains : des résonances partagées s’observent dans leurs figurations. Également présents dans les collections de la famille Sobey, les paysages d’Emily Carr (1871-1945), de Thomas John Thomson (1877-1917) ou encore d’Alfred Joseph Casson (1898-1992) en témoignent.
Enfin, les collections Sobey ont toujours inclus des œuvres d’artistes contemporains. On y retrouve, entre autres, des huiles des peintres québécois Paul-Émile Borduas (1905-1960), Jean-Paul Lemieux (1904-1990) et Jean Paul Riopelle (1923-2002), des œuvres de l’artiste canadien d’origine ukrainienne William Kurelek (1927-1977), qui appartiennent tous à la génération de Frank et d’Irene. De même, Mario Doucette (n. 1971) et Joseph Tisiga (n. 1984), artiste autochtone à l’égal de Kent Monkman (n. 1965) ou encore Annie Pootoogook (1969-2016), sont autant d’artistes contemporains des fils et petit-fils Sobey.
Conclusion
Deux genres picturaux règnent en maîtres dans les collections Sobey : le paysage et la scène de genre. Ils sont représentatifs de l’évolution d’un certain art canadien, de ses origines à nos jours. Quelques œuvres contemporaines font écho à celles des maîtres anciens. À travers leur composition, les collections Sobey se révèlent singulièrement intéressantes, car elles posent peut-être, comme le souligne Jocelyn Anderson, la question sans cesse soulevée de la définition d’un art canadien, qui se tisse elle-même dans l’exploration de ces fondements[ix].
[i] Voir l’article « Collectionner les objets d’art : une passion sans cesse renouvelée » de ce même blogue – octobre 2023
[ii] William et Janet auront au total dix enfants, le dernier étant né en 1883.
[iii] Les données historiques et chiffrées sont tirées des informations fournies par les sites web fondationsobeypourlesarts.com/corporate.sobeys.com et https://www.sobeys110.com/fr/chronologie/.
[iv] Faute de documents, ce départ en Europe est difficile à attester. Il est annoncé par Journal de Québec du 1er août 1867, cependant, selon Raymond Vézina, Krieghoff serait plutôt allé rejoindre sa fille installée à Chicago. Voir Raymond Vézina, « Krieghoff, Cornelius » in Dictionnaire biographique du Canada, vol. 10, Université Laval/University of Toronto, 2003–. http://www.biographi.ca/fr/bio/krieghoff_cornelius_10F.html. Les données biographiques concernant Krieghoff sont tirés de cet article et de la monographie du même auteur, Cornelius Krieghoff, peintre de mœurs, 1815-1872, Ottawa, Éditions du Pélican, 1972.
[v] Sur John O’Brien, voir Ray Cronin, « John O’Brien (1831-1891) in Art et artistes de Halifax. Une histoire illustrée, 2023, Institut de l’art canadien en ligne https://www.aci-iac.ca/fr/livres-dart/art-et-artistes-de-halifax/artistes-phares/john-obrien/
[vi] Sur Nichols, voir Mora Dianne O’Neill, Paintings of Nova Scotia : from the collection of the Art Gallery of Nova Scotia, Halifax, Nimbus Pub., 2004.
[vii] Voir John Geoghegan, « Making the French Connection : The Group of Seven and Quebec Painting » in Sarah Milroy (ed.), Generations The Sobey family & Canadian Art, cat. expo. [Kleinburg, The McMichael Canadian Art Collection, St. John’s, The Rooms, Edmonton, Art Gallery of Alberta, Charlottetown, Confederation Centre of the Arts, Halifax, Art Gallery of Nova Scotia, Québec, Musée national des beaux-arts du Québec, 2022-2024], Kleinburg, The McMichael Canadian Art Collection/ Fredericton, Goose Lane Editions, 2022, p. 151-165.
[viii] Font partie du Groupe des Sept les peintres suivants : Franklin Carmichael (1890-1945), Lawrence Harris (1885-1970), A Y Jackson (1882-1974), Frank Johnston (1888-1949), Arthur Lismer (1885-1969), J.E.H. MacDonald (1873-1932), F.H. ‘Fred’ Varley (1881-1969). Le Groupe est officiellement constitué pour préparer une exposition commune en 1920 ; cependant, les liens entre peintres et une pratique artistique qui donne lieu à un partage existaient déjà depuis le début du siècle. Pour une introduction aux membres et aux œuvres du Groupe des Sept, voir, entre autres, Peter Mellen, Le Groupe des Sept, La Prairie, M. Broquet, 1980 ; Anne Newlands, The Group of Seven and Tom Thomson, Richmond Hill, Firefly Books, 2017 (1ere éd. 1997).
[ix] Jocelyn Anderson, « Patriotic and Artistic : Canadian Painters and the National Challenge » in Kleinburg, St. John’s, Edmonton, Charlottetown, Halifax, Québec, 2022, p. 45-57.