Origines et évolutions de la pratique de la collection d’art
L’action de choisir, de rassembler et de conserver des objets précieux, c’est-à-dire de constituer une collection ou une « réunion d’objets merveilleux gardée dans un réduit sacré[1] » semble quasi aussi ancienne que l’existence humaine. Du moins, les traces originelles qui suggèrent une telle activité remontent à la protohistoire[2], en particulier dans le cadre de sépultures où ont été découvertes de nombreuses pièces sophistiquées accompagnant les dépouilles : armes, vases, statuettes, etc. Ces mobiliers funéraires constituent ainsi les premiers exemples de collections d’objets précieux[3]. Une autre attestation de cette pratique consiste en la réunion d’offrandes dans les temples anciens : des artefacts, souvent de grande valeur, s’y amassaient et y étaient exposées. Nous devons à ces lieux, en particulier aux temples des Muses, et à leurs collections le nom de musée, cet espace où sont aujourd’hui colligées des collections d’objets rendus accessibles au public pour son instruction et sa délectation[4]. Les trésors ecclésiastiques médiévaux forment enfin un troisième type de collections d’objets d’art, qui regroupaient diverses œuvres, principalement d’orfèvrerie et de broderie, liées au culte[5].
Par leur essence, les collections énumérées jusqu’à présent s’inscrivent dans un cadre collectif et relèvent d’une fonction d’apparat, témoignant de la majesté des figures qu’elles honorent. La collection particulière, assemblée dans un esprit de délectation, apparaît plus tardivement. Quelques formes anciennes existent néanmoins. Elles appartiennent d’abord aux civilisations d’origine asiatique, avec un tournant déterminant à la fondation de l’empire chinois (fin du IIIe siècle avant J.-C.)[6]. En Occident, les premières collections privées documentées concernent les parures, objets précieux et sculptures, le plus souvent issus de butins de guerre, rassemblés par les Romains[7]. Au Moyen Âge, quelques princes ont colligé des trésors similaires, dans leur composition et dans leur fonction d’apparat, à leur pendant ecclésiastique[8]. En France, la dynastie des Valois et les grands-ducs de Bourgogne comptent parmi les plus riches collectionneurs de leur époque au XIVe et XVe siècles[9]. Cependant, c’est surtout l’humanisme[10], dans son attrait pour un retour aux sources originelles et, donc, pour les antiquités, qui va constituer un vecteur clé de l’essor des collections particulières d’agrément à partir de la fin du XIVe siècle. Les collectionneurs de la Renaissance s’intéressent alors aux vestiges de l’antiquité romaine, recherchent les statues exhumées des fouilles pour orner les jardins de leurs villas et amassent, entre autres, médailles ou pierres gravées antiques[11].
La notion de collection d’art, au sens moderne où Krzysztof Pomian la définit, c’est-à-dire comme un « ensemble d’objets naturels ou artificiels, maintenus temporairement ou définitivement hors du circuit d’activités économiques, soumis à une protection spéciale dans un lieu clos aménagé à cet effet, et exposés au regard[12] », se dessine plus spécifiquement à partir du XVIIe siècle. Outre les antiquités, les peintures et les sculptures de maîtres anciens deviennent alors de plus en plus recherchées, pour leur valeur non seulement artistique mais aussi marchande. Autrefois déterminé en fonction des matériaux utilisés et du temps de réalisation, le prix des œuvres s’établit dès lors en fonction du renom et du talent de l’artiste[13]. Au début du siècle, un marché de l’art émerge à Amsterdam, auquel succède l’instauration progressive de celui de Londres et de Paris[14].
C’est au XVIIIe siècle que s’établit résolument le principe de la collection privée et de son « écrin ». Déjà amorcé au siècle précédent, un accroissement des volumes d’œuvres d’art négociés et un élargissement des publics intéressés marquent en effet le tournant du XVIIIe siècle[15]. En Grande-Bretagne, l’ère de l’« hégémonie whig », entre 1714 et 1744, est caractérisée par une stabilité politique et une situation économique florissante qui profitent à une certaine catégorie sociale, soucieuse d’exprimer son prestige par la maîtrise d’une culture artistique[16] : c’est une période où se constituent d’importantes collections d’art. Elle voit également fleurir la restauration, voire la construction, et la décoration de résidences où les collections s’affichent, non plus uniquement dans des galeries dédiées comme au siècle précédent mais dans l’ensemble de l’espace architectural[17]. Ce principe sera repris par les premiers collectionneurs montréalais d’origine britannique, à l’exemple de Lord Strathcona (1820-1914), immigré écossais qui fit carrière à l’Hudson’s Bay Company et sur la scène politique canadienne[18], lequel exposait sa riche collection d’art dans sa résidence, plusieurs fois agrandie, de la rue Dorchester[19].
Portrait du collectionneur privé à travers l’histoire
Bien que déjà existante dès les débuts de l’ère moderne du collectionnisme, la figure du « connaisseur » se précise également au cours du XVIIIe siècle[20]. Collectionneur invétéré, le connaisseur conjugue deux facettes ambivalentes d’un même talent : la faculté d’attribution au sens large (le fait d’associer un objet à une civilisation, une période, un courant artistique, une main/un artiste, etc.) et le jugement de qualité, à l’origine d’un plaisir sensible. Ces deux aptitudes sont issues tant d’un travail d’appropriation de connaissances intellectuelles et matérielles que de la mise à profit d’une certaine intuition et sensibilité. Néanmoins, dans le courant rationnel des Lumières, le connoisseurship cherche résolument à s’établir comme science, en tentant d’apporter quelques règles à suivre pour asseoir le jugement de goût de l’amateur[21]. Ainsi, après avoir institué le « génie » de l’artiste à la Renaissance, les acteurs du monde de l’art considèrent dorénavant la réception de l’œuvre par le spectateur, en se préoccupant de la critique de l’amateur d’art[22].
Depuis quelques décennies, les historiens de l’art se penchent davantage sur ce personnage clé du monde l’art qu’est le collectionneur pour tenter d’établir quelques traits saillants de sa personnalité et afin, surtout, de mieux cerner les ressorts de sa motivation. Suivant le lien fort qu’il établit entre la collection d’art et son titulaire, Krzysztof Pomian[23] avance l’idée de la collection comme un autoportrait du collectionneur, « […] composé d’objets qu’il a choisis et exposés, l’expression tant de son statut et de sa richesse que de son intériorité : de son savoir, de sa sensibilité, de ses aspirations, ses intérêts et ses goûts[24] ». Selon Pierre Cabanne[25], « curiosité, désir, possession, le collectionneur est un homme de repliement, de dissimulation, de secret[26] ». Cet auteur insiste de fait sur le comportement qui le distingue de l’acheteur, qui, pour sa part, « a de l’argent […], donc il dépense. […] Il acquerra non des œuvres qu’il découvre, mais des noms qui le rassurent, de grands noms de préférence qu’un marchand avisé lui propose[27] ». Le collectionneur d’art apparaît de la sorte tel un être raffiné et passionné qui possède un double visage : l’un, masqué afin de débusquer les objets convoités, l’autre, dévoilé pour mieux partager son érudition et son goût. Déjà à la période faste du collectionnisme à Montréal, entre 1850-1910, ces critères d’érudition et de goût « fondent l’image du collectionneur idéal[28] ».
Au-delà de l’appel à ses facultés, les motivations qui poussent l’amateur d’art à collectionner sont variées ; au fil de l’histoire, trois principales peuvent être mises en lumière. Le collectionneur recherche avant tout le plaisir esthétique que lui procure le contact des œuvres d’art. En même temps que s’affirmait le collectionnisme privé en Europe au XVIIIe siècle, quelques philosophes germaniques[29] théorisaient l’expérience de la beauté ou autrement dit, l’émotion esthétique. Leur homologue actuel, Charles Pépin[30], nous en livre une définition simplifiée : « Ce plaisir étrange, ni simplement sensuel, ni vraiment intellectuel non plus, cette satisfaction gratuite, désintéressée, cette évidence qui soudain vous apaise lorsque vous dites : “C’est beau”. [31] ». Au plaisir d’apprécier l’objet d’art s’adjoint celui de le dénicher. Le collectionneur est stimulé par la quête de l’objet rare, unique, distinctif de son bon goût : le collectionneur est un « chasseur » d’occasions. Comme le soulignait J. Paul Getty[32] (1892-1976), « l’une des plus grandes joies de la collection réside dans la gratification qu’un individu éprouve à obtenir un objet qu’il désire et qui satisfait ses propresgoûts[33] ». Enfin, encore aujourd’hui, le collectionnisme relève d’une certaine reconnaissance sociale. Dans sa version privée, cette pratique culturelle s’est d’abord développée au sein de milieux princiers où l’appréciation de l’art faisait partie des impératifs éducatifs ; avec l’accroissement des richesses parmi diverses classes sociales, elle s’est étendue à des acteurs – banquiers, marchands, lettrés, etc. – soucieux de s’approprier les codes ou conventions spécifiques à la cour. De nos jours, bien qu’élargie à un plus vaste public, l’appréciation de l’art (ou connoisseurship) demeure la marque sociale distinctive d’un raffinement.
Conclusion
L’histoire de la pratique de la collection d’objets d’art met en évidence l’estime, de tout temps, portée à la Beauté et le besoin inhérent à l’être humain de l’apprécier et de la partager, quelle que soit la motivation première qui puisse fonder cet échange. Elle souligne également la recherche complémentaire de la connaissance pour mieux jouir de cette Beauté. Je ne peux donc, en guise de conclusion à ce très bref survol historique et à ce profil esquissé du collectionneur, que me faire le relais des propos de J. Paul Getty :
« […] Même ceux qui collectionnent à une échelle très modeste et ne parviennent pas à exploiter ce vaste réservoir de connaissances académiques spécialisées commettent une grave erreur. […] Quelle que soit la personne consultée en l’expert réputé et reconnu – professeur, historien de l’art ou marchand – ses conseils et son aide seront d’un grand avantage et d’une grande valeur. Je le répète, en utilisant ce que je crois être le slogan des meilleurs bureaux d’affaires du pays : « Avant d’investir, enquêtez[34]. »
Alors, collectionneurs/connaisseurs, je demeure disponible pour vous accompagner dans la découverte approfondie de vos trésors artistiques.
* Afin de rendre la lecture plus fluide, l’emploi du masculin générique pour les termes collectionneur et amateur a été privilégié ; il réfère au collectionneur/amateur quel que soit son genre.
Marie C. Beaulieu Orna
Consultante en valorisation et en gestion de collections d’art
Docteure en Histoire de l’art et chercheure associée au Criham – Université de Poitiers
octobre 2023
[1] Krzysztof Pomian, Des saintes reliques à l’art moderne. Venise-Chicago XIIIe-XXe siècle, Paris, Gallimard, 2003, p. 10 (collection : Bibliothèque des Histoires).
[2] Des indices matérielles ont permis de retracer une évolution de l’humanité de la préhistoire à l’histoire, qui est communément présentée selon les grandes séquences culturelles suivantes : le Paléolithique et le Mésolithique (préhistoire ancienne) ainsi que le Néolitique et les âges des métaux (préhistoire récente ou protohistoire). La protohistoire se termine ainsi lorsque commence l’histoire, marquée par l’apparition de l’écriture, suivant des dates différentes selon les lieux géographiques. Voir Jean-Pierre Mohen, Yvette Taborin, Les sociétés de la préhistoire, Paris, Hachette, 2005 (série : Histoire de l’Humanité).
[3] Krzysztof Pomian, Collectionneurs, amateurs et curieux. Paris, Venise : XVIe-XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, 1987 (1ère éd. 1978), p. 21 (collection : Bibliothèque des Histoires).
[4] Pomian, 1987, p. 22.
[5] Pomian, 2003, p. 334.
[6] Pomian, 2003, p. 10. Joseph Alsop, The rare art traditions. The history of art collecting and its linked phenomena wherever these have appeared, Princeton, Princeton University Press, New York, Harper & Row Publishers, 1982, p. 28-29.
[7] Pierre Cabanne, Les grands collectionneurs, Tome I : Du Moyen Âge au XIXe siècle, Paris, Éditions de l’Amateur, 2003, p. 24-25.
[8] Pomian, 2003, p. 334 ; Cabanne, 2003, p. 25.
[9] Cabanne, 2003, p. 28-33. Jan Bialostocki, L’art du XVe siècle, des Parler à Dürer, Paris, Librairie générale française, 1993 (1ère éd. en italien, 1989), p. 39. Le duc Jean de Berry (1340-1416), fils du roi Jean le Bon (1319-1364) et frère de Philippe II le Hardi (1342-1404), s’intéresse en particulier aux livres enluminés ; son goût marque le développement de l’art de l’enluminure en Europe. Voir à son sujet Françoise Autrand, Jean de Berry : l’art et le pouvoir, Paris, Fayard, 2000.
[10] Alain Tallon, L’Europe de la Renaissance, Paris, Presses universitaires de France, 2006, p. 85 (collection : Que sais-je ?). L’humanisme correspond à une démarche intellectuelle, fondée sur la recherche du sens profond de l’univers et de la personne humaine, qui prend forme parmi les penseurs européens au tournant des périodes historiques du Moyen Âge et de la Renaissance. Leurs réflexions témoignent d’un souhait de revenir aux textes fondateurs, en particulier dans les domaines religieux, philosophiques et littéraires. Voir également sur l’humanisme et les arts, André Chastel, Robert Klein, L’humanisme. L’Europe de la Renaissance, Genève, Skira, 1995.
[11] Roland Schaer, L’invention des musées, Paris, Gallimard, RMN, 1993, p. 14-18 (collection : Gallimard-Découvertes Histoire).
[12] Pomian, 1987, p. 18.
[13] Marc Jimenez, Qu’est-ce que l’esthétique, Paris, Gallimard, 1997, p. 42 (collection : Folio Essais). Voir également Olivier Bonfait, « Collections et collectionnisme », in Joël Cornette et Alain Mérot (dir.), Le XVIIe siècle, Paris, Seuil, 1999, p. 186 (collection : Histoire artistique de l’Europe).
[14] Pomian, 1987, p. 54.
[15] Bonfait, 1999, p. 183. On observe aussi, à la même période, un mouvement de la collection privée vers la collection publique : c’est là une autre histoire, celle de la création des musées d’art, que nous pourrons aborder dans une prochaine rubrique.
[16] Bernard Cottret, Histoire de l’Angleterre, Paris, Éditions Tallandier, 2011 (1ére éd. 2007), p. 287.
[17] James Stourton and Charles Sebag-Montefiore, The British as Art Collectors. From the Tudors to the Present, Londres, Scala Publishers, 2012, p. 85-148. Bonfait, 1999, p.183.
[18] Sur Donald Smith, Lord Strathcona, voir Alexander Reford, « Smith, Donald Alexander, 1er baron Strathcona et Mount Royal », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 14, Université Laval/University of Toronto, 2003– , http://www.biographi.ca/fr/bio/smith_donald_alexander_14F.html.
[19] Voir Janet M. Brooke, Le goût de l’art. Les collectionneurs montréalais 1880-1920, cat. exp. (Montréal, Musée des Beaux-Arts de Montréal, 1989-1990), Montréal, Musée des Beaux-Arts de Montréal, 1989, p. 26-27.
[20] Cabanne, 2003, p. 26.
[21] Dans ses ouvrages An Essay on the Theory of Painting (Londres, 1715) et Essay on the Whole Art of Criticism as it Relates to Painting and an Argument in Behalf of the Science of the Connoisseur (Londres, 1719), le peintre et théoricien britannique Jonathan Richardson (1667-1745) instruit ses lecteurs sur la manière « scientifique » de juger de la qualité d’une œuvre.
[22] Voir à ce sujet l’ouvrage de Jacqueline Lichtenstein, L’argument de l’ignorant. Le tournant esthétique au milieu du XVIIIe siècle en France, Lyon, Les presses du réel, 2015.
[23] Krzysztof Pomian est un philosophe et historien d’origine polonaise dont la carrière académique s’est déroulée essentiellement en France. Il est spécialiste de l’histoire des collections et des musées.
[24] Pomian, 2003, p.11.
[25] Pierre Cabanne (1921-2007) était un historien et critique d’art français, écrivain connu pour ses nombreux ouvrages dans le domaine de l’histoire de l’art. Il a également enseigné à l’École nationale supérieure des arts décoratifs.
[26] Cabanne, 2003, p. 14.
[27] Cabanne, 2003, p. 13.
[28] Caroline Truchon, « Entre passion et raison : une histoire du collectionnement privé à Montréal (1850-1910) », thèse de doctorat soutenue à l’Université de Montréal, 2014, p. 74.
[29] On pense en particulier à Immanuel Kant (1724-1804) et Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831).
[30] Charles Pépin est un philosophe et écrivain français qui œuvre à une vulgarisation noble de sa discipline, pour la mettre au service du quotidien.
[31] Charles Pépin, Quand la beauté sauve, Paris, Robert Laffont, 2013, p. 16.
[32] J. Paul Getty était un industriel américain, dont la fortune conséquente lui a permis de se constituer une riche collection d’œuvres d’art ancien, regroupant principalement des objets d’arts décoratifs français du XVIIe siècle, des tableaux de maîtres anciens ainsi que des antiquités grecques et romaines. Ces œuvres sont aujourd’hui en grande partie présentées et conservées à la fondation J. Paul Getty Museum, à Los Angeles.
[33] J. Paul Getty, The Joys of Collecting, Los Angeles, J. Paul Getty Museum, 2011 (1ère éd. 1965), p. 58.
[34] Getty, 2011, p. 73.